Citation lettre d’info N°10 Mars 2019
Si l’homme fait partie de la nature, nul besoin de dramatiser. Il n’y a pas à choisir entre la nature et l’homme. On peut les protéger tous deux, lier la préservation de la diversité biologique, par exemple, à celle de la diversité culturelle. Surtout si l’homme est dans la nature, est de la nature, son action n’est pas nécessairement perturbatrice, elle peut même être bienfaisante. On découvre alors que le problème n’est pas d’être pour ou contre la technique, comme s’il était possible de renoncer à l’action technique. Comme si nous pouvions retourner « vivre dans la forêt » non seulement « avec les ours » – ce retour à l’état de nature que Rousseau dit impossible-, mais comme eux. Le problème est ailleurs : que la technique soit fruste ou sophistiquée, qu’elle soit mise en œuvre individuellement ou collectivement, il faut, en l’appliquant, s’employer à en faire bon usage. Le « bon usage » est une très vieille idée que l’on trouve par exemple chez Aristote. On la rencontre également dans la Genèse où l’on lit que Dieu a confié la terre aux hommes, comme un bien commun, pour qu’ils en aient l’usage et qu’ils en prennent soin. La modernité n’y met pas fin, et on la trouve dans un des premiers textes politiques fixant nos rapports à la nature : les ordonnances de Colbert sur le « bon usage » des forêts du royaume.
Or, c’est bien ce retour au bon usage que manifeste le souci éthique des pratiques environnementales actuelles. Elles impliquent que la technique ne suffit pas à corriger les effets pervers de la technique, et que nous devons en user sagement. Nous sommes responsables de la façon dont nous usons de la nature. On considère généralement que cette responsabilité concerne les générations futures et nous oblige à prendre en compte la façon dont nos actes présents engagent l’avenir. Mais le souci des générations futures ne nous donne aucun schéma capable de guider nos actions. Que savons-nous des aspirations et des intérêts qui seront ceux des gens à naître ? Ne risquons-nous pas d’y projeter les nôtres, et d’entraver ainsi leur liberté de choix ? Dans ce bon usage réduit au souci des générations futures, nous restons prisonniers d’une conception centrée sur la seule prise en compte de nos besoins. Or, nous savons que, pour faire bon usage d’une forêt (par exemple), il ne suffit pas d’envisager le renouvellement des seules ressources utiles à l’homme. Il ne suffit pas de la gérer comme un peuplement d’arbres, ou comme un territoire de chasse. Il faut tenir compte des relations entre tout ce qui lui permet de se renouveler. Il faut considérer toute forêt comme un ensemble complexe d’écosystèmes, dont on doit préserver les facultés d’adaptation. Car la forêt devra nécessairement s’adapter aux modifications de son contexte, auxquelles elle sera confrontée (nouvelles contraintes d’environnement, nouveaux besoins exprimés par la société).
Extrait de :
CATHERINE LARRERE et RAPHAEL LARRERE. Du bon usage de la nature, Pour une philosophie de l’environnement. Edition Flammarion, 2009. Collection champs essais. ISBN 2081232561